Le Théâtre-Musée Dalí, fruit de l’insatiable obsession de l’artiste pour la recherche

Montse Aguer
Centre d'Études Daliniennes. Fondation Gala-Salvador Dalí

Revista de Girona, núm. 222, 2004

Le Théâtre-musée Dalí est un espace unique, un modèle muséographique reposant sur la  volonté d'un artiste de décupler les possibilités sémantiques de sa création. C'est une œuvre  en soi, organisée de sorte que les concepts et les idées priment sur l'historicisme chronologique,  et changent notre manière de voir : voici ce qu'il faut garder à l'esprit pour visiter et appréhender le Théâtre-musée Dalí de Figueres. En créant cette œuvre totale, ce grand objet surréaliste, ou 'ready-made', tel qu'il l'a lui-même qualifié  parfois, Dalí se démarque une fois de plus des courants à la mode pour offrir un  lieu suggestif et provocateur à la fois ,  et dont aucun visiteur ne sort indemne

Dans ce musée, le bâtiment lui-même participe de la créativité dalinienne, offrant un parcours à travers la carrière artistique, mais aussi la vie personnelle de Salvador Dalí, selon les critères du surréalisme et de l'auteur en matière d'exposition. Toutes les étapes de la carrière de l'artiste sont représentées : impressionnisme, cubisme, pointillisme, fauvisme, puis le surréalisme, la période classiciste et mystique-nucléaire, les œuvres liées aux progrès de la science, et enfin les dernières créations, de 1981 à 1983, où Dalí revisite les grands classiques, en particulier Michel-Ange et Vélasquez. On y trouve un Dalí tout à la fois provocateur, mystique, scénographique, passionné par la science,  mais surtout, le Dalí de la dernière période.

Ignacio Gómez de Liaño a qualifié le Théâtre-musée de 'théâtre de la mémoire', semblable à celui qu'avait conçu, à la Renaissance, l'humaniste et hermétiste vénitien Giulio Camillo. " Il donne a son théâtre plusieurs noms (...) tantôt il dit que c'est un esprit édifié ou construit, tantôt que c'est 'un esprit et une âme à fenêtres. Il prétend  que toutes les choses que l'esprit humain peut concevoir, et que nous ne pouvons  voir de nos yeux, nous  pouvons les exprimer au moyen  de signes matériels donnés, de  sorte que le spectateur est aussitôt capable de percevoir de ses yeux   tout ce qui autrement  resterait caché  dans les profondeurs de l'esprit humain. Et c'est en raison de son aspect physique qu'il l'appelle  Théâtre ».

Aujourd´hui, la personne et l'œuvre de Dalí sont universellement connues et reconnues, et pour mieux les comprendre, on ne saurait faire l'impasse sur la visite de ce musée, dans lequel  l'artiste a  déployé toute sa richesse artistique et culturelle, et toute son érudition. C'est un musée qui atteint l'un des objectifs de son créateur :  ne laisser personne indifférent. Tout le monde en ressort plus riche, comme le peintre le suggère lui-même au plafond du Palais du Vent, d'où il déverse une pluie d'or sur les spectateurs surpris, sur la ville de Figueres et l'Empordà tout entier. Grâce à  son imagination infatigable et sans borne, l'artiste permet aux visiteurs de ce grand objet surréaliste d'entrevoir l'existence de  visions, de  concepts et de  pensées dont il ignorait jusque-là l'existence

Des œuvres telles que Le spectre du sex-appeal, La corbeille de pain, Galarina, Léda atomique, Oiseau en état de putréfaction, Poésie d'Amérique - plus tard rebaptisée Les athlètes cosmiques -, Autoportrait mou avec bacon frit ou Portrait de Picasso, donnent un aperçu de la magnifique collection exposée au musée. A cette collection ,il faut ajouter une grande quantité de dessins et de documents,  qui permettent de pousser plus avant l'analyse de l'oeuvre de Dalí, ainsi que les acquisitions des dernières années : Jeune fille de Figueres - peinture à l'huile qu'il montra à Picasso lors de la première visite qu'il lui rendit à Paris -, Composition surréaliste, Chair de poule inaugurale, Guillaume Tell et Gradiva, Paysage païen moyen, L'apothéose du dollar, Le nez de Napoléon transformé en femme enceinte promenant son ombre mélancolique parmi les ruines originelles ou Portrait de Laurence Olivier dans le rôle de Richard III, des  œuvres qui enrichissent la visite et  apportent un éclairage supplémentaire sur les périodes artistiques de Dalí qui étaient jusqu'ici les moins représentées au Théâtre-musée.

Le processus de création du Théâtre-musée a débuté en 1961, et, l'établissement fut inauguré le 28 septembre 1974.  Cependant le musée  continue d'évoluer  jusqu'à la mort du peintre en 1989 car  il  ne cessa d'y apporter des modifications jusqu'à son dernier souffle. Le 27 septembre 1974, un jour avant l'inauguration officielle, il déclare au Diario de Barcelona: « Je vais y travailler [au Théâtre-musée] jusqu'au bout (...), ce que le public verra cette année au Musée n'est qu'une partie infinitésimale de ce qui y arrivera et de ce que je compte lui apporter (...) autrement dit ce qu'on y verra pour l'heure n'est qu'un début ».

Deux espaces sont actuellement réunis sous le nom de Théâtre-musée Dalí :

 - L'ancien théâtre municipal, construction du XIXe siècle conçu par l'architecte Roca i Bros, incendié pendant la guerre civile, puis acheté et transformé en Théâtre-musée selon les critères et la conception du peintre. Cet ensemble est un objet artistique unique en son genre, dont chaque élément est une partie indissociable du tout, une création de l'artiste qui doit être conservée telle qu'il l'a conçue.

- Les nouveaux espaces résultant des agrandissements successifs du Théâtre-musée : il s'agit des salles appartenant à la Tour Galatea, édifice acquis en 1981, et celles d'un bâtiment annexe acheté en 1992 par la Fondation Gala-Salvador Dalí, où l'on peut contempler la collection Dalí·Bijoux, provenant de l'Owen Cheatham Foundation, collection qui marque un tournant pour la bijouterie traditionnelle et se compose de pièces conçues non pas tant pour avoir un sens défini que  pour provoquer chez le visiteur-spectateur une inspiration de type spirituel. Les bijoux de Dalí symbolisent l'unité cosmogonique du siècle.

Le premier espace du Théâtre-musée est l'esprit de Dalí lui-même. Quelques-unes des salles ont même été baptisées par le peintre. Ainsi, par exemple, on visitera la Salle du trésor (ainsi nommée pour la configuration des lieux - coffre revêtu de velours rouge - et pour l'importance des œuvres qu'elle contient), la Salle des poissonneries (ainsi nommée parce qu'elle faisait autrefois partie du marché de Figueres), ou la Salle des chef-d'œuvres, où se trouve une partie de la collection privée de Salvador Dalí, contenant des oeuvres  de peintres qui lui plaisaient tout particulièrement tels que Marià Fortuny, Modest Urgell, Gerard Dou, Meissonier, Le Gréco, Marcel Duchamp et Bouguereau. De plus, au second étage du Théâtre-musée, on peut admirer les œuvres d'Antoni Pitxot, ami du peintre dont la famille était liée de longue date à celle de Dalí, et qui collabora en outre à la construction et à la conception  des lieux. Le rez-de-chaussée accueille quant à lui des œuvres d'Evarist Vallès.

Pénétrer dans le Théâtre-musée, c'est entrer sur une scène fascinante, c'est prendre part à un jeu inventé  par Salvador Dalí, celui d'un rêve théâtral. Certaines salles  sont de véritables attractions, comme celle de Mae West par exemple: une installation tridimensionnelle et anamorphique, réalisée à partir d'un original de Salvador Dalí  exposé à l'Art Institute de Chicago. Dalí, réalisa cette salle en collaboration avec  l'architecte et dessinateur Òscar Tusquets.

Enfin, la coupole géodésique, œuvre de l'architecte Emilio Pérez Piñero, est un des éléments architecturaux les plus emblématiques du musée. Il s'agit d'une  énorme et imposante structure réticulaire transparente, qui préside l'ancienne scène du théâtre municipal - sur les ruines duquel fut érigé le Théâtre-musée Dalí - et qui est devenue l'un des éléments -phares de notre musée.  Un autre élément emblématique est le patio central - l'ancien parterre -, hébergeant  l'installation verticale composée de la Cadillac connue sous le nom de Taxi pluvieux. Ce parterre de l'ancien théâtre est  une invitation à une fête dionysiaque : notre visite au musée. Outre la barque de Gala, l'immense sculpture de la reine Esther d'Ernst Fuchs, qui étire avec ses chaînes la colonne de pneus, le buste de François Girardon et l'esclave de Michel-Ange, composent  dans leur ensemble  le plus grand monument surréaliste du monde.

Si l'on ajoute à cette grande installation les bijoux dessinés par le Maître, les études pour toiles de fond de ballet et théâtre, les dessins, les gravures, les nombreux jeux d'optique, on découvre un Dalí protéiforme et unique, à la fois homme de la Renaissance, écrivain,  penseur et  philosophe.

Chacun des espaces et des œuvres du Théâtre-musée exerce une grande attraction sur le visiteur et, surtout, est enveloppé d'une aura  mystérieuse. Aussi les visiteurs continuent-ils et continueront-ils de s'y presser, attirés par cet ineffable secret qui fait le charme du génie, le mystère. Dalí nous ouvre les portes du monde, et du monde de l'inconscient.

Le Théâtre-musée Dalí représente la projection et la concrétisation de tous les rêves et les énergies créatives de l'artiste ; il est le fruit de son désir obsessionnel de recherche. Comme il l'a expliqué lui-même : « Bien sûr qu'il existe d'autres mondes, c'est certain ; mais comme je l'ai dit maintes fois, ces mondes se trouvent dans le nôtre, ils résident sur la terre et, plus précisément, au centre de la coupole du musée Dalí, où se tient tout entier le monde insoupçonné et hallucinant du surréalisme ».